précédemment
Matthieu:
(...)On voit que, même lorsqu'ils parlent de globalité, les physiciens ne peuvent s'empêcher de revenir à une vision réificatrice qui réconforte sans doute la perception solide qu'ils en ont en tant qu'êtres ordinaires.
Thuan:
Si, à l'échelle subatomique, les phénomènes semblent donc bien "interdépendants", pour reprendre le terme bouddhique, je voudrais te parler également de l'expérience du pendule de Foucault qui montre que l'interdépendance ne se limite pas au monde des particules, mais s'étend à l'univers tout entier, au macrocosme comme au microcosme.
exposé au Panthéon, le pendule de Foulcault
Le physicien français Léon Foucault voulait démontrer que la Terre tournait sur elle-même. En 1851, dans une expérience restée célèbre et qui est maintenant reproduite dans nombre de musées des sciences du monde, il attacha un pendule à la voûte du Panthéon, à Paris. Une fois lancé, le pendule a un comportement remarquable: son plan d'oscillation pivote au fil des heures. Si on le lance dans la direction Nord-Sud, au bout de quelques heures il oscillera dans la direction Est-Ouest, et si nous étions aux pôles, le pendule ferait un tour complet en exactement 24h. A Paris, à cause d'un effet de latitude, le pendule n'accomplit qu'une fraction de tour en une journée.
Pourquoi le plan d'oscillation du pendule pivote-t-il? Foucault répondit que ce mouvement n'était qu'apparent: le plan d'oscillation du pendule reste fixe et c'est la Terre qui tourne. Ayant mis en évidence la rotation de la Terre, il s'en contenta. Mais la réponse de Foulcault était incomplète, car un mouvement ne peut être décrit que par rapport à un repère fixe: le mouvement absolu n'existe pas. Galilée avait déjà compris que:
"Le mouvement est comme rien."
au Musée du Temps, à Besançon,
le pendule de Foulcault >
Le mouvement n'existe pas en soi, mais relativement à autre chose. La Terre doit "tourner" par rapport à quelque chose qui ne tourne pas. Mais comment trouver ce quelque chose? Afin de tester l'immobilité d'un point de repère, un astre, par ex, il suffit de lancer le pendule dans sa direction. Si l'astre est immobile, il restera dans le plan d'oscillation du pendule, dont on sait qu'il est fixe. Si l'astre bouge, il dérivera lentement en dehors du plan.
Essayons des objets astronomiques connus, des + proches aux + lointains. Si nous orientons le plan de notre pendule vers le Soleil, ce dernier sort perceptiblement du plan d'oscillation après quelques semaines. Les étoiles les + proches, situées à quelques années-lumière, font de même après quelques années. La galaxie Andromède, située à 2 millions d'années-lumière, dérive moins, mais finit par sortir du plan. Le temps passé dans le plan s'allonge et la dérive tend graduellement vers zéro au fur et à mesure que les objets testés sont + éloignés. Seuls les amas de galaxies les + lointains, situés à des milliards d'années-lumière, aux confins de l'univers connu, ne dérivent pas par rapport au plan d'oscillation initial du pendule.
Moins connu, L. Foucault récidivait l'an suivant en 1852 en se débarrassant
du problème de la latitude et en expérimentant avec un gyroscope!
Matthieu:
Pourquoi y aurait-il un plan privilégié?
Thuan:
Il n'y a pas de plan privilégié. Toutes les directions sont équivalentes. Quelle que soit la direction dans laquelle on a lancé le pendule au début, son plan d'oscillation reste fixe non pas par rapport aux objets célestes proches, mais par rapport aux amas de galaxies les + lointains que l'on puisse détecter dans cette direction. La conclusion à tirer de ces expériences est extraordinaire: le pendule de foucault ajuste son comportement non pas en fonction de son environnement local, mais en fonction des galaxies les + éloignées, càd de l'univers tout entier, puisque la quasi-totalité de la masse visible de l'univers se trouve non pas dans les étoiles proches, mais dans ces galaxies lointaines. En d'autres termes, ce qui se trame chez nous se décide dans l'immensité cosmique: ce qui se passe sur notre minuscule planète dépend de la totalité des structures de l'univers.
Pourquoi le pendule de Foucault se comporte-t-il ainsi? On ne connaît pas la réponse pour l'instant. Le philosophe et physicien autrichien Ernst Mach (qui a donné son nom à l'unité de mesure des vitesses supersoniques) y voyait une sorte d'omniprésence de la matière et de son influence. Selon lui, la masse d'un objet -la quantitié qui mesure son inertie, càd sa résistance au mouvement - est le résultat de l'influence de l'univers tout entier sur cet objet. C'est ce qu'on appelle le principe de Mach. Lorsqu'on peine à pousser une voiture, la résistance qu'elle exerce au mouvement émane de la totalité de l'univers. Mach n'a jamais formulé en détail cette influence universelle mystérieuse, qui est distincte de la gravité, et personne n'a su le faire depuis. Tout comme l'expérience EPR, l'a établi pour le monde subatomique, celle du pendule de Foucault, nous force à admettre qu'il existe dans le monde macroscopique une interaction d'une tout autre nature que celles décrites par la physique que nous connaissons: une interaction qui ne fait intervenir ni force ni échange d'énergie, mais qui relie l'univers tout entier.
Chaque partie porte en elle la totalité,
et de chaque partie dépend tout le reste.
Matthieu:
Pour le bouddhisme, c'est la définition même de l'interdépendance, qui n'est ni le fait de la proximité dans l'espace ou dans le temps, ni celui de la vitesse de communication ou de forces physiques dont l'influence diminue avec la distance: les phénomènes sont interdépendants parce qu'ils co-existent au sein d'une réalité globale, laquelle fonctionne sur le mode de la causalité réciproque. Nous revenons au "ceci ne peut être que si cela est, ceci ne peut changer que si cela change". Ainsi, de proche en proche, on s'aperçoit que, d'une manière ou d'une autre, tout est nécessairement relié à tout. Ce sont ces relations qui constituent notre réalité et qui déterminent les conditions de notre existence, des particules et des galaxies.
Thuan:
Cette vision de l'interdépendance est certainement en accord avec les résultats des expériences que j'ai décrites précédemment. Ni l'expérience EPR, ni le pendule de Foucault, ni l'inertie de Mach ne peuvent s'expliquer en termes des 4 forces fondamentales connues en physique. Pour les physiciens, c'est très troublant.
Matthieu:
Je crois qu'on trouve ici un ex révélateur de la différence entre l'approche scientifique et l'approche bouddhiste.
- Pour nombre de scientifiques, même si, comme tu le dis, la mise en évidence de la globalité des phénomènes est troublante, ce n'est finalement qu'une information de + qui, aussi stimulante soit-elle intellectuellement, a peu de répercussions sur le cours de leur existence.
- Pour le bouddhiste, en revanche, l'interdépendance des phénomènes a des répercussions beaucoup + vastes. Elle le pousse à remettre fondamentalement en cause sa perception du monde et à avoir continuellement recours à cette nouvelle perception pour réduire ses attachements, ses peurs et ses aversions. La compréhension de l'interdépendance doit mettre à bas le mur illusoire qu notre esprit a dressé entre "moi" et "autrui". Elle rend absurdes l'orgueil, la jalousie, l'avidité, la malveillance. Si non seulement toutes les choses inertes, mais tous les êtres sont reliés, nous devons nous sentir intimement concernés par le bonheur et la souffrance des autres. Vouloir construire son bonheur sur la souffrance d'autrui est non seulement amoral, mais irréaliste. Les sentiments d'amour universel (défini dans le bouddhisme comme de désir que tous les êtres connaissent le bonheur et les causes du bonheur) et de compassion (le désir que tous les êtres soient délivrés de la souffrance et des causes de la souffrance) sont des conséquences directes de l'interdépendance. Prendre conscience de l'interdépendance engendre ainsi un processus de transformation intérieure qui se poursuivra tout au long du chemin de l'éveil spirituel. Sinon, ne pas mettre nos connaissances en pratique, c'est ressembler à un musicien sourd ou au nageur qui meurt de soif par crainte de se noyer en buvant.
Thuan:
Interdépendance des phénomènes = responsabilité universelle. Quelle belle équation! Elle fait écho à ces paroles d'Einstein:
"L'être humain est une partie du tout que nous appelons univers, une partie limitée par le temps et l'espace. Il fait l'expérience de lui-même, de ses pensées et de ses sentiments comme des événements séparés du reste, c'est là une sorte d'illusion d'optique de sa conscience. Cette illusion est une forme de prison pour nous, car elle nous restreint à nos désirs personnels et nous contraint à réserver notre affection aux quelques personnes qui sont les + proches de nous. Notre tâche devrait consister à nous libérer de cette prison en élargissant notre cercle de compassion de manière à y inclure toutes les créatures vivantes et toute la nature dans sa beauté."
En vérité, le langage de la physique ne sait pas encore comment exprimer le caractère global et holistique de la réalité. Certains parlent même d'une autre réalité, d'un "réel voilé", dans les termes du physicien français Bernard d'Espagnat¹.
Matthieu:
A condition de ne pas penser que ce "réel voilé" serait enfin la réalité solide qui se cache derrière les apparences, ce qui équivaudrait à réifier à nouveau le monde des phénomènes. En revanche, si "voilé" est synonyme d'"illusoire" ou d'"inaccessible aux concepts", le bouddhisme est d'accord.
Thuan:
Je ne pense pas que d'Espagnat qualifierait son "réel voilé" d'illusoire. Pour lui, c'est un réel qui échappe à notre perception et à nos instruments de mesure. Que l'interdépendance soit la loi fondamentale, je ne peux qu'être d'accord. Mais la science ne sait pas encore la décrire.
Matthieu:
L'interdépendance n'exige ni force ni transmission, mais la simple coexistence des phénomènes. Elle n'est pas non plus une simple interaction entre les phénomènes, mais la condition même de leur manifestation. A l'opposé, la notion d'entités conduit à envisager un processus de causalité dans lequel ces substances en modifient d'autres par l'influence de propriétés qui leur appartiennent en propre, ce qui est incompatible avec la notion de globalité.
Thuan:
Heisenberg rejoint cette notion lorsqu'il écrit:
"Le monde apparaît donc comme un tissu complexe d'événements, dans lequel des relations de diverses sortes alternent, se superposent ou se combinent, déterminant par là la trame de l'ensemble²."
J'ajouterai que la science a découvert un autre aspect de cette connexion cosmique: nous sommes tous faits des produits du big bang. Les atomes d'hydrogène et d'hélium qui constituent 98% de la masse totale de la matière ordinaire dans l'univers ont été fabriqués pendant les 3 premières minutes de son existence. Les atomes d'hydrogène de l'eau des océans ou de notre corps proviennent tous de cette soupe primordiale Nous partageons donc tous la même généalogie. Quant aux éléments lourds qui sont essentiels à la complexité et à l'émergence de la vie et constituent les 2% restants de la matière de l'univers, ils sont le produit de l'alchimie nucléaire au coeur des étoiles, et de l'explosion des supernovae. Nous sommes tous faits de poussière d'étoiles. Frères des bêtes sauvages et cousins des fleurs des champs, le simple acte de respirer nous relie à tous les êtres qui ont vécu sur le globe. Par ex, nous inhalons encore aujourd'hui des millions de noyaux d'atomes partis en fumée lors du supplice de Jeanne d'Arc en 1431, et quelques molécules provenant du dernier souffle de Jules César.
Matthieu:
Pour le Bouddhisme, ce n'est pas tant nos liens moléculaires qui importent -car finalement ceux-ci n'influent guère sur notre bonheur ou notre souffrance-, mais le fait que les êtres, dont nous sommes à ce point proches, éprouvent le même désir que nous d'être heureux et d'échapper à la souffrance.
Mais, pour revenir à l'effet EPR, puisque toutes les "particules" -quelle que soit leur signification- ont été intimement connectées dans la singularité du big bang (et peut-être à l'occasion d'autres big bang), elles doivent l'être encore. La globalité est donc depuis toujours et à jamais la condition naturelle des phénomènes.
Thuan:
C'est une interprétation intéressante de l'effet EPR. Ce qui est sûr, c'est que nous sommes tous liés les uns aux autres génétiquement. Nous descendons tous de l'homo habilis apparu en Afrique il y a environ 1 800 000 ans, quelles que soient notre race ou notre couleur de peau. Enfant des étoiles, l'homme moderne a peut-être ressenti le + intensément sa filiation cosmique quand il a vu, pour la 1ère fois, les images émouvantes de notre planète bleue flottant dans l'immensité noire de l'espace, si belle et pourtant si fragile. Cette globalité fait que nous sommes tous responsables de notre Terre et devons la préserver de la dévastation écologique que nous lui infligeons. William Blake a exprimé magnifiquement la globalité cosmique par ces vers:
"Voir un univers dans un grain de sable,
Et un paradis dans une fleur sauvage,
Tenir l'infini dans la paume de la main,
Et l'éternité dans une heure.³"
L'univers tout entier est effectivement contenu dans un grain de sable, car l'explication des phénomènes les + simples fait intervenir l'histoire entière de l'univers.
Matthieu:
En entendant ces vers de Blake, je ne peux m'empêcher de penser au quatrain d'un soutra du Bouddha:
"Voir dans un atome,
Et dans chaque atome,
La totalité des mondes,
Tel est l'inconcevable4 ."
Les écritures bouddhiques disent aussi que le Bouddha connaît à chaque instant la nature et la multiplicité de tous les phénomènes de l'univers, dans l'espace et dans le temps, aussi clairement que s'il les tenait dans le creux de sa main; et qu'il peut transformer un instant en une éternité et une éternité en un instant. C'est à se demander si William Blake a lu ces textes ou si leur inspiration a traversé les âges! Si on réfléchit bien au sens des ces phrases, on peut assimiler l'omniscience du Bouddha à une perception parfaite de la globalité. On n'a nul besoin de concevoir le Bouddha comme un Dieu. Il suffit de comprendre que l'Eveil embrasse la globalité et connaît à chaque instant l'ensemble des choses ainsi que leur nature. C'est cette globalité même qui rend possible l'ominiscience. Le philosophe et poète bouddhiste indien Asvaghosa écrivait:
"Dans la contemplation parfaite, on atteint la clairvoyance qui permet de percevoir l'unité absolue de l'univers5 ."
A l'opposé, l'ignorance fondamentale se manifeste par une fragmentation, et donc une limitation, de la connaissance. Nous n'appréhendons plus que certains aspects de la réalité, et nous perdons de vue sa nature ultime.
Thuan:
L'infinité des mondes m'amène à penser aux autres formes d'intelligence qui existent probablement dans le cosmos. L'univers observable contient 100 milliards de galaxies contenant chacune 100 milliards d'étoiles. Si la plupart de ces étoiles possèdent, comme notre Soleil, un cortège d'une dizaine de planètes, la population totale des planètes dans l'univers est de 100 000 milliards de milliards de planètes. Il paraît inconcevable que, parmi un si grand nombre de planètes, la nôtre soit la seule à héberger la vie et la conscience. L'existence de civilisations extraterrestres soulèverait des questions théologiques fort intéressantes. Par ex, du point de vue de la religion chrétienne, Dieu a envoyé son Fils Jésus-Christ sur Terre pour sauver les hommes. Y aurait-il une multitude de Jésus-Christ visitant chaque planète où se trouvent la vie et la conscience pour sauver les vivants qui s'y sont développés?
Matthieu:
Le bouddhisme parle de milliards de mondes où évoluent différentes formes d'êtres. Dans la plupart de ces mondes se trouve, dit-on, un Bouddha qui enseigne aux êtres comment atteindre l'Eveil. Un bouddha ne sauve pas les êtres comme on lancerait un caillou vers le sommet d'une montagne, mais il leur donne les moyens d'identifier les causes de la souffrance et de s'en délivrer.
...à suivre...
Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan
¹B.Espagnat, Le réel voilé, 1994
²W.Heisenberg, Physique et Philosophie
³W.Blake, Auguries of Innocence, in Complete Writings of William Blake, 1985
4 Avamtasaka Sutra: The Flower Ornament Scripture, 1993
5 Asvaghosa, The Awakening of Faith
proposé par mamadomi