En pleine nuit, à l'heure où le 1er souffle de l'aube arrive, porté par le vent, le Précurseur, lui qui se dit écho d'une voix qui n'a jamais encore été écoutée, quitta sa chambre et monta sur le toit de sa maison. Il resta longtemps debout et observa la cité endormie à ses pied. Ensuite, il leva la tête et, comme si les esprits éveillés de tous ceux qui dormaient s'étaient rassemblés autour de lui, ouvrit les lèvres et se mit à parler. Il dit:
"Mes amis et voisins, et vous qui passez chaque jour devant mon portail, je voudrais vous parler dans votre sommeil, et dans la vallée de vos rêves, je voudrais marcher nu et sans contrainte. Car trop insouciantes sont les heures où vous êtes éveillés, et sourdes vos oreilles encombrées de bruits.
"Longtemps, je vous ai beaucoup aimés.
"J'aime chacun d'entre vous comme s'il était vous tous, et vous aime tous comme si vous n'étiez qu'un. Au printemps de mon coeur, j'ai chanté dans vos jardins, et durant l'été de mon coeur, j'ai surveillé vos aires.
"Oui, je vous ai tous aimés, le géant et le pygmée, le lépreux et l'oint, celui qui tâtonne dans le noir tout comme celui qui passe ses journées à danser sur les montagnes,
"Toi, le riche, je t'ai aimé, alors que ton miel était amer dans ma bouche; et toi, le faible, bien que tu aies connu la honte de mes mains vides,
^ Tomasz Alen Kopera
"Toi, le poète, avec ton luth ambulant et tes doigts aveugles, je t'ai aimé avec indulgence, et toi, le savant, qui ramasses toujours les linceuls pourris dans les champs d'argile,
"Toi, le prêtre, je t'ai aimé, qui, assis dans les silences du passé, t'interroges sur le sort de mon avenir, et vous, adorateurs des dieux, images de vos propres désirs,
"Toi, la femme assoiffée dont la coupe est toujours pleine, je t'ai aimée avec compréhension; et toi, la femme aux nuits agitées, je t'ai aussi aimée avec compassion,
"Toi, le bavard, je t'ai aimé en disant:
"La vie a tellement de choses à dire",
et toi le muet, je t'ai aimé en me disant à mi-voix:
"Ne prononce-t-il pas en silence les paroles que j'aimerais entendre?"
"Et vous, le juge et le critique, je vous ai aussi aimés; même si, quand vous m'avez vu crucifié, vous avez dit:
"Il saigne d'une manière rythmée, et le motif que son sang dessine sur sa peau blanche est beau à contempler!"
"Oui, je vous ai tous aimés, le jeune et le vieux, le roseau tremblant et le chêne,
"Mais hélas, la surabondance de mon coeur vous a détournés de moi. Vous voudriez boire l'amour dans une coupe, mais point dans un torrent. Vous voudriez entendre le faible murmure de l'amour, mais quand l'amour crie, vous vous bouchez les oreilles,
Howard Schatz
"Et parce que je vous ai tous aimés, vous avez dit:
"Trop doux et sensible est son coeur, sans discernement est son chemin. C'est l'amour d'un nécessiteux, qui ramasse les miettes même quand il prend part à des festins royaux. Et c'est l'amour d'un faible, car le fort n'aime que le fort."
"Et parce que je vous ai tant aimés, vous avez dit:
"Ce n'est que l'amour d'un aveugle qui ne discerne ni la beauté des uns ni la laideur des autres. Et c'est l'amour d'un être sans goût qui boit du vinaigre comme si c'était du vin. Et c'est l'amour d'un impertinent, d'un excessif, car quel étranger pourrait être notre mère, notre père, notre soeur et notre frère?"
"Voilà ce que vous avez dit, et davantage encore. Car souvent sur la place du marché, vous m'avez montré du doigt et avez dit en vous moquant:
"Voici l'homme sans âge et sans saisons, celui qui, à midi, joue avec nos enfants et, le soir, assis avec nos vieux, se prétend sage et compréhensif."
"Et je disais:
"Je les aimerai encore. Oui, davantage encore. Je cacherai mon amour derrière une haine apparente, et déguiserai ma tendresse en amertume. Je porterai un masque en fer, et n'irai les voir que lorsque je serai armé et en cotte de mailles."
"Ensuite, j'ai appuyé ma lourde main sur vos plaies et comme une tempête dans la nuit, j'ai tonné à vos oreilles.
"Du haut du toit, je vous ai proclamés hypocrites, pharisiens, escrocs, faussaires et bulles de terre vides.
"J'ai traité de chauve-souris aveugles ceux qui, parmi vous, ont la vue courte, et comparé ceux qui sont terre à terre à des taupes sans coeur.
< Howard Schatz
"L'éloquent, je l'ai traité de langue fourchue et le silencieux, de lèvres de pierre; et les simples et naïfs, je les ai qualifiés de morts qui ne se lassent jamais de la mort.
"Ceux qui cherchent la connaissance du monde, je les ai condamnés pour avoir offensé l'esprit saint; et ceux qui ne cherchent rien d'autre que l'esprit, je les ai traités de chasseurs d'ombres qui lancent leurs filets dans les eaux dormantes et ne capturent que leur propre image.
"C'est ainsi que mes lèvres vous ont dénoncés, tandis que mon coeur, qui saignait en moi, vous appelait par de tendres noms,
"C'était l'amour, flagellé par lui-même, qui parlait. C'était l'orgueil à demi mort qui gigotait dans la poussière. C'était ma faim de votre amour qui se déchaînait sur le toit, tandis que mon propre amour, agenouillé en silence, imporait votre pardon.
"Mais observez donc ce miracle!
"Mon déguisement vous a ouvert les yeux, et ma haine apparente a réveillé vos coeurs.
"Et à présent, vous m'aimez.
"Vous aimez les épées qui vous frappent et les flèches qui vous percent la poitrine. Car cela vous réconforte d'être blessés, et c'est seulement quand vous buvez votre propre sang que vous pouvez être ivres.
Howard Schatz >
"Comme ces papillons de nuit qui recherchent la destruction dans la flamme, vous vous rassemblez quotidiennement dans mon jardin, et, la tête levée, les yeux enchantés, vous me regardez déchirer le tissu de vos jours. Et tout bas, vous vous dites l'un à l'autre:
"Il voit avec la lumière de Dieu. Il s'exprime comme les anciens prophètes. Il dévoile nos âmes et déverrouille nos coeurs et, comme l'aigle qui connaît le chemin des renards, il connaît nos chemins."
"Oui, en vérité, je connais vos chemins, mais seulement comme l'aigle connaît les chemins de ses petits. J'aimerais beaucoup vous révéler mon secret. Toutefois, dans mon besoin d'être près de vous, je feins l'isolement, et par crainte du reflux de votre amour, je veille sur les écluses de mon amour."
Howard Schatz
Ayant prononcé ces paroles, le Précurseur se couvrit la face avec ses mains et pleura amèrement. Car il savait dans son coeur que l'amour humilié dans sa nudité est + grand que l'amour qui cherche à triompher en se déguisant; et il eut honte.
Mais, soudain, il releva la tête, et comme quelqu'un qui se réveille, étira les bras et dit:
"La nuit est finie, et nous, enfants de la nuit, devons mourir quand l'aube fera irruption sur les collines, et de nos cendres naîtra un amour + puissant. Il rira au soleil et sera immortel."
K.Gibran, Le précurseur
proposé par mamadomi