L'eau, un bien commun
Et quidem mare commune omnium est et litora, sicuti aer. "Car la mer est commune à tout le monde, ainsi que le rivage, ainsi que l'air" Justinien, Digeste, 535 av JC |
L'eau est l'origine et la substance de la vie. Mais c'est une ressource qui s'épuise. L'accroissement de la population mondiale, une agriculture boulimique en eau* et une exploitation croissante par l'industrie menacent les ressources hydriques mondiales, dont la baisse a déjà des effets visibles. La désertification avance en Afrique, aux Etats-Unis, en Espagne, en Chine, en Inde et en Asie centrale, et d'après la Banque mondiale, la moitié de la population mondiale manquera d'eau de manière chronique d'ici à 2025. Déjà, le partage de l'eau provoque inégalités et tensions géopolitiques.
Les solutions mises en oeuvre jusqu'alors, comme le recyclage des eaux usées et la désalinisation de l'eau de mer, ne pallient qu'une partie des carences, sans traiter le problème à son origine, le non-renouvellement des réserves naturelles. Car l'eau ne se fabrique pas. Sa disponibilité dépend de la régénération des réserves par un cycle naturel (évaporation, précipitation, infiltration), aujourd'hui déréglé par l'urbanisation et la déforestation.
L'Inde est un bon ex de cet enjeu. La double croissance - économique et démographique - y pèse lourdement sur les réserves hydriques¹, tandis que l'industrialisation rapide et l'agriculture mènent les ressources fluviales et souterraines au bord de l'épuisement. L'eau potable est devenue un défi majeur: alors que 95% de la population rurale y avaient accès en 2005, cette proportion s'est réduite à 66% en 2009. Dans les villes, le rationnement est chronique: à New Dehli, les robinets ne coulent que 2h/j à Mumbaï, 6j/sem. La vétusté du réseau entraîne aussi une déperdition moyenne de 20% du volume d'eau convoyé. Et les perspectives sont sombres: en 2005, un rapport de la Banque mondiale prévoyait un quasi-assèchement des réserves en eau des grandes villes indiennes vers 2020.
* voir le 3è rapport mondial de l'Unesco, "L'Eau dans un monde qui change", mars 2009 (www.unesco.org/water/wwap/wwdr/wwdr3/tableofcontents.html).
¹ Voir B. Manier, "L'Eau en Inde, un enjeu social et géopolitique", Le Monde diplomatique, Planète Asie, février 2010 (http://blog.mondediplo.net/2010-02-01-L-eau-en-Inde-un-enjeu-social-et-geopolitique).
La redécouverte
des savoir-faire locaux
Dans le Rajasthan: rendre l'eau à la terre²
L'Etat indien du Rajasthan incarne à lui seul cet immense défi. Il se situe à l'épicentre d'une vaste zone couvrant le nord-ouest du pays, où le processus de désertification apparaît désormais clairement sur les photos satellitaires prises par la NASA³. Les ¾ du Rajasthan sont d'ailleurs classés en déficit hydrique sévère et les surfaces agricoles ne cessent d'y reculer.
Pourtant, dans ce Rajasthan aride surgit, au détour du voyage, une exception. Quand on arrive dans le distcit d'Alwar, près de Jaipur, le paysage surprend. Si ce n'étaient les charrettes tirées par des dromadaires, on se croirait en Normandie: la terre humide est fraîchement labourée, les champs sont verts et entourés d'arbres. Rien à voir avec les étendues de poussière du reste de la région: ici, l'eau semble couler en abondance, pour le + grand bien des hommes, des animaux et des terres. Mais cette abondance n'a rien d'un miracle. Elle est le fruit de la mobilisation d'un homme et autour de lui, de toute une communauté.
En 1985, Rajendra Singh est un jeune fonctionnaire de santé fraîchement nommé dans la région. Il commence ses tournées sanitaires dans les villages et, très vite, s'alarme de l'état de malnutrition des enfants. Les familles lui expliquent qu'elles ne font qu'un seul repas par jour, parce que la terre, désespérément sèche, ne donne que de maigres récoltes. Quand il pleut, l'eau ruisselle sur les sols érodés par le déboisement et ne parvient pas à recharger les nappes souterraines.
"A l'époque, tout était sec. On ne voyait plus un seul brin d'herbe. La population des villages, qui vit d'agriculture et d'élevage, était en train de perdre tous ses moyens d'existence", se souvient Rajendra Singh.
Un jour, un habitant âgé lui apprend que "dans la région existaient autrefois des bassins en terre, appelés johads, conçus pour recueillir les eaux de ruissellement et les laisser s'infiltrer dans le sol. Leur usage remontait au XIIIè s. Il existait un savoir autochtone de la gestion de l'eau, mais la colonisation y avait mis fin", explique-t-il. Les colons britanniques avaient jugé les johads insalubres à cause de l'eau stagnante et une bonne part de ces bassins avait été comblée. Après l'indépendance de l'Inde en 1947, la politique avait divisé la communauté locale, rendant impossible la gestion collective des johads. Mais une fois les johads abandonnés, les puits avaient cessé d'être alimentés et s'étaient taris Les femmes avaient dû aller chercher de l'eau toujours + loin, marchant "jusqu'à 3h à l'aller et 3h au retour, des jarres sur la tête", raconte Rajendra Singh. Réquisitionnées pour aider leur mère dans cette corvée, le fillettes avaient dû quitter l'école.
"Et quand le seul puits restant sur des kilomètres à la rondre se vidait, les gens émigraient vers les villes", conclut-il.
R. Singh réunit les villageois et leur suggère de reconstruire le réseau oublié de johads. Il se heurte à des haussements d'épaules fatalistes tandis que, de leur côté, les autorités s'opposent au retour d'un système jugé dépassé. Mais il passe outre et décide de reconstruire lui-même ces bassins de rétention. Sous les yeux des villageois médusés, il se met alors à piocher le sol, seul, 10 à 12 h/j, sous un soleil brûlant. Il met 3ans à creuser ce 1er johad, mais celui-ci, une fois prêt, recueille les 1ères pluies d'été.
Assez vite, ^ R.Singh se rend compte qu'un seul bassin ne suffit pas et que pour recharger les nappes phréatiques exsangues, il faut reconstruire un vrai réseau. Il imagine de placer une série de points de captage au pied des collines Aravalli, complétée de canaux pour acheminer l'eau jusqu'à des sites de retenue, là où la nature du sol permet une bonne infiltration souterraine. Devant l'ampleur des travaux, il mobilise les villageois, en demandant à chacune famille de donner ce qu'elle peut: quelques roupies, des pelles, des pioches et, surtout, des heures de travail. Cette fois, des centaines de volontaires se joingent aux chantiers, piochant la terre sous un soleil de plomb. Parmi eux figurent de nombreuses femmes, qui charrient les gravats dans des paniers posés sur leur tête. En un an, la petite armée de terrassiers parvient à creuser 50 johads, en n'utilisant que les moyens et les savoir-faire locaux. "Aucun ingénieur n'est venu ici", rappelle R. Singh: le trajet naturel de l'eau a été retrouvé grâce à la mémoire des anciens et c'est un jeune habitant du district qui a dessiné les plans des canaux et des petits barrages.
Plus de 26ans après, le district bénéficie d'un réseau de 10.000 structures d'acheminement et de retenue d'eau (bassins, barrages, canaux) qui desservent + de 700.000 hab dans un millier de villages, ce qui correspond à une moyenne de 600 points d'eau pour 7.000 hab. Il a suffi de quelques moussons pour que les eaux pluviales, canalisées, renflouent les nappes souterraines. Une fois les réserves profondes reconstituées, le niveau des acquifères de surface est remonté à son tour et désormais, l'eau affleure naturellement, si bien "que les villageois creusent aujourd'hui des puits 3x moins profonds qu'avant", explique Maulik Sisodia, un des membres de l'association locale créée par Rajendra singh, Tarun Bharat Sangh (TBS). L'eau puisée est claire, parfaitement potable, grâce à la filtration naturelle des sols. Et dans un Rajasthan où les moussons sont devenues capricieuses, les puits du district d'Amwar sont les seuls à être remplis.
"Nous avons eu 3 années de sécheresse, mais les puits sont restés pleins et les habitants disposent de réserves d'eau pour 2ans", se réjouit R. Singh.
Cette moisson d'eau de pluie a aussi naturellement réalimenté les sources des cours d'eau et 5 rivières asséchées se sont remises à couler, dont l'Arvari, qui avait disparu depuis 40ans. Un vaste réservoir naturel d'eau s'est reconstitué spontanément à Tildeh, et un lac articifiel a pu être aménagé au sommet des collines Aravalli, à 700m d'altitude, pour approvisionner les habitants du village perché de Mandalwas, qui n'ont plus à descendre dans la vallée.
Le retour de l'eau a métamorphosé l'économie locale. Les fermiers ont remis en culture des terres stériles, agrandi les surfaces arables et accru leurs rendrements. R.Singh les a incités à privilégier les variétés sobres et locales (oignons, lentilles, pommes de terre, sésame, millet...) et à éviter pesticides et engrais, qui accroissent la consommation d'eau. La terre donne maintenant 2 à 3 récoltes/an. Les paysans vivent de leur production et vendent les surplus sur les marchés.
"Ils gagnent en moyenne 60.000 roupies/an. Càd 3x plus que le seuil de pauvreté en Inde", rappelle R.Singh.
L'élevage est lui aussi redevenu rentable: depuis que les chèvres et les vaches paissent une végétation naturellement irrigués, "la production de lait est passée d'un ou 2l/j à 10 ou 11 litres en moyenne".
Cette restauration de l'écosystème a profondément changé la vie des habitants. La malnutrition a disparu. Avec des puits à leur porte, les femmes ne parcourent plus des km pour trouver de l'eau et les fillettes retournent à l'école. Les journaliers agricoles trouvent désormais du travail sur place, ils ont cessé d'émigrer vers les villes, et plusieurs villages du district, autrefois touchés par l'exode, se repeuplent. Certains fermiers se font aussi construire des maisons d'un ou 2 étages -symbole de prospérité dans l'Inde rurale -dont les couleurs pimpantes tranchent dans le paysage.
En cette fin d'après-midi, R. Singh chemine tranquillement au milieu des champs, sous le soleil déclinant. Le visage rond, un sourire toujours caché sous sa barbe poivre et sel, il est heureux de montrer cette prospérité revenue. Au loin, un berger qui mène boire son troupeau de chèvres nous fait signe. R. Singh connaît tout le monde ici, car il a appris aux habitants comment préserver la précieuse ressource. Les parcelles cultivées ont ainsi été découpées en carrés de terre entourés de petites levées qui retiennent l'eau, tranformant les champs en vastes damiers miroitant sous le soleil. Plantés près de chaque johad, des arbres étayent les parois des bassins et gardent l'eau à l'ombre, limitant l'évaporation. Les champs sont aussi parsemés d'arbres et entourés de murets de pierres, pour y maintenir l'humidité. Les collines Aravalli sont aujourd'hui reboisées d'arbustes épineux et de vétivers qui fixent l'eau dans le sol.
"On essaie d'appliquer ce principe: chaque goutte prélevée à la nature doit lui être restituée", dit R. Singh.
² Ce reportage a dans un 1er temps été publié ds le magazine Alternatives Economiques ("Les Moissonneurs de pluie", mais 2011).
³ www.nasa.gov/topics/earth/features/india_water.html
Une cogestion démocratique
L'autre réussite deu réseau des johads tient à la gestion démocratique de l'eau. R.Singh a réussi à dépasser les habituelles querelles (entre partis, entre castes, entre villages...) pour instaurer une gouvernance collective, qui transcende les barrières sociales. Toutes les familles sont représentées à égalité dans des assemblées de village qui se réunissent une fois/mois. Les femmes, qui ont beaucoup contribué aux travaux, y siègent à égalité avec les hommes. L'un des membres -souvent l'instituteur- tient le registre des puits, dont le niveau est mesuré régulièrement.
"C'est transparent. Tout le monde sait combien il reste d'eau et en a la responsabilité".
L'eau est gratuite pour les familles, mais les fermiers qui irriguent paient au prorata de leur consommation, en roupies, en outils ou en heures de travail. Toutes les décisions sont prises par consensus.
R.Singh a intentionnellement constitué ces assemblées de base pour contourner les panchayats (consiels municipaux des villages) où les différends politiques compliquent la gestion des ressources communes. Dans les assemblées, les villageois retrouvent au contraire un "sens de l'égalité et de l'intérêt commun. Les gens ici comprennent l'esprit de la démocratie locale". Les habitants des 70 villages traversés par la rivière Arvari siègent aussi au sein d'un parlement local de l'eau (jal sansad ^), qui se réunit 2x/an et a pour mission de protéger l'écosystème de la rivière.
Ce sens retrouvé de la communauté a renforcé l'autodétermination des habitants sur leurs territoires. Ils ont ainsi passéoutre les injonctions de l'administration, qui les sommait de détruire les 1ers johads, au prétexte qu'il est interdit de distribuer l'eau sans autorisation. Quand l'Arvari s'est remise à couler, ses riverains ont aussi vu arriver des fonctionnaires qui, ayant entendu parler dela résurrection de la rivière, venaient prélever des taxes de pêche. Préférant en rire, les villageois les ont renvoyés à leurs bureaux, en leur rappelant que s'ils avaient compté sur les autorités, l'eau ne serait jamais revenue dans le district. Aujourd'hui, la peche dans l'Arvari reste libre de droits.
Sous l'impulsion de R.Singh, 52 dispensaires locaux de soins ayurvédiques** ont été ouverts et ce sont les femmes qui cultivent des plantes médicinales, entretenant ainsi la biodiversité. De même, les villageois ont construit des écoles de leurs mains et ont exigé -et obtenu- des autorités l'envoi d'enseignants. La population a aussi fait fermer les exploitations minières illégales implantées dans un parc naturel voisin, la réserve de tigres de Sariska. Enfin, les habitants de Bhanonta et Koylala, 2 villages nichés dans les collines, ont créé une réserve naturelle pour la flore et les espèces animales, qu'ils protègent eux-mêmes et ont déclaré en 1995 "réserves du peuple pour la vie sauvage".***
Cette redécouverte par les habitants de leur pouvoir citoyen fait dire à Rajendra Singh qu'il n'a fait que "donner un coup de pouce" au potentiel d'initiative qui existe dans chaque communauté:
"On a juste aidé les gens à réaliser ce dont ils vaient besoin. A comprendre qu'ils avaient le pouvoir de faire tout cela eux-mêmes."
Il a repris un principe cher à Gandhi: miser sur les savoir-faire locaux ¤. Car en filigrane, la réussite de ce réseau traditionnel d'adduction d'eau pose la question du modèle de développement pour le Sud. La colonisation et la vision occidentale du développement ont en effet largement dépossédé les habitants du Sud de la gestion de leurs territoires.
... à suivre
Bénédicte Manier
** Médecine traditionnelle de l'Inde, à base de plantes.
*** People's wildlife sanctuary
¤ Gandhi disait: "Knowledge is where the problem is" (Là où se trouve le problème se trouve aussi le savoir pour le résoudre). R. Singh a suivi 3autres principes gandhiens: la gestion collective de l'eau est un ex réussi d'autogouvernance villageoise (gram swaraj), les johads ont apporté une autosuffisance locale (swadeshi) et un mieux-être collectif (sarvadaya).
proposé par mamadomi