De l'existence des particules
élémentaires
Pourquoi le bouddhisme s'intéresse-t-il aux particules élémentaires, alors que leur analyse ne semble pas avoir une grande incidence sur notre vie quotidienne? Si l'on s'interroge sur la réalité, ou l'irréalité, du monde qui nous entoure, il importe d'élucider la nature de ce qui en constituerait les "briques fondamentales". Le bouddhisme n'est pas le seul à remettre en question la vision "réaliste" des phénomènes. L'interprétation de la physique quantique selon l'école de Copenhague nous conduit également à penser que les atomes ne sont pas des "choses" mais des "phénomènes observables". Débat passionnant entre tous, puisqu'il nous place d'emblée au coeur de ce que l'on nomme la matière: si sa "solidité" est remise en question, bien d'autres barrières conceptuelles peuvent et doivent à leur tour tomber. (...) Trinh Xuan Thuan: (...) Le schéma d'une hiérarchie de particules de + en + élémentaires -molécules, atomes, électrons et noyaux d'atome, protons et neutrons, quarks- semble mieux d'écrire nos observations des phénomènes atomiques et subatomiques.
...article précédent... Je ne vois donc pas de contradiction fondamentale entre les vues de la science et celles du bouddhisme concernant la réalité des particules élémentaires. Nous devons les considérer comme des potentialités qui ne se matérialisent que par le jeu de l'interaction avec un instrument de mesure ou avec la conscience de l'observateur. On n'arrive pas à détacher du processus d'observation une réalité complètement indépendante ou une détermination qui appartiendrait en propre à l'objet. La réalité ne peut donc pas être scindée en sujet et objet. Telle est la vue de l'école de Copenhague qui est adoptée par la majorité des physiciens. |
...Suite...
La notion de particule élémentaire se rattache bien sûr à celle de l'atome. Le bouddhisme n'a-t-il pas aussi envisagé cette notion d'atome?
Matthieu Ricard:
Plusieurs siècles avant l'ère chrétienne, à l'époque des philosophes grecs, le bouddhisme s'est livré à une analyse logique de cette notion d'atome, càd, étymologiquement, de "particule insécable". Mais tu pourrais peut-être nous rappeler les idées de Leucippe et de Démocrite, les 1ers Grecs à avoir formulé cette notion.
Thuan:
Ce concept d'atome est l'un des fondamentaux de l'histoire de la science. Le physicien américain Richard Feynman a même proclamé que si toute la connaissance scientifique venait à disparaître dans un cataclysme, le concept unique qu'on devrait préserver pour les générations futures serait:
"Toute chose est faite d'atomes, petites particules animées d'un mouvement incessant."
Ce concept date environ du VIè s. av. J.-C., quand les philosophes grecs Leucippe et Démocrite ont introduit l'idée révolutionnaire que toute matière est composée de particules insécables et éternelles qu'ils ont appelées atomes (du grec atomos, "qu'on ne peut diviser"). Faute de vérification expérimentale, cette idée est restée à l'état de proposition philosophique pendant 21 siècles et a été éclipsée par la fameuse quaternité élémentaire d'Aristote: l'eau, l'air, la terre et le feu.
C'est seulement vers les années 1600 que l'idée d'atome a refait surface. En 1869, le Russe Dmitri Mendeleïev a eu l'intuition géniale d'ordonner les éléments chimiques selon leur poids atomique. Comme par magie, les éléments dotés des mêmes propriétés chimiques sont venus s'aligner par groupes de 7 dans les mêmes colonnes, constituant ce qu'on appelle maintenant la table périodique des éléments. Un tel alignement ne peut se comprendre que si chaque élément chimique est fait d'un seul type d'atomes. Quand Mendeleïev a établi sa table, seuls 63 éléments sur les 92 actuellement répertoriés étaient connus Mendeleïev avait une telle confiance en la justesse de sa table qu'il n'a pas hésité à laisser des cases vides. L'histoire lui a donné raison: ces cases vides furent remplies au fur et à mesure de la découverte de nouveaux éléments.
Matthieu:
La notion de particules indivisibles et permanentes qui seraient les constituants ultimes de la matière devait déjà exister en Inde à l'époque des 1ers philosophes grecs, puisque les penseurs bouddhistes se sont attachés à la réfuter. Pour être indivisible, se sont-ils dit, une particule doit se réduire à un point sans dimension.
Thuan:
Cela devait être une image, car ils ne connaissaient sans doute pas le concept de points mathématiques.
Matthieu:
Ce concept est sous-entendu dans leur analyse qui est la suivante: admettons que des particules indivisibles servent à construire la matière. Pour ce faire, disent-ils, il faut que ces particules s'associent. Deux particules supposées indivisibles peuvent-elles entrer en contact? Il faut ici garder à l'esprit qu'il s'agit d'une expérience de pensée.
Imaginons donc que 2 particules indivisibles entrent en contact. Est-ce que toutes les parties entrent en contact simultanément ou graduellement?
Dans ce dernier cas, le côté ouest d'une particule, par ex, touchera tout d'abord le côté est d'une autre. Mais si ces particules ont un côté ouest et un côté est, elles ont des parties et on ne peut plus parler d'indivisibilité.
Si l'on répond qu'elles n'ont ni côtés ni parties, il en découle qu'elles n'ont pas de dimensions.
Dans ce cas, le seul moyen pour ces particules d'entrer en contact est de fusionner. Si 2 particules peuvent fusionner, pourquoi pas 3? Une montagne et l'univers tout entier pourraient fusionner avec une seule particule. La réalité grossière ne pourrait alors ni s'agréger ni se déployer. Ce raisonnement par l'absurde a conduit les philosophes bouddhistes à dire que des particules ponctuelles et indivisibles ne peuvent pas construire l'univers.
Thuan:
On répondra que des particules n'ont pas besoin d'entrer en contact pour former la matière.
Matthieu:
Dans ce cas, poursuivent ces philosophes, il y a un espace vide entre 2 particules et, du fait qu'elles n'ont pas de dimension, une infinité de particules et finalement l'univers tout entier pourraient se loger entre 2 particules. Réfuter ainsi la notion de particules insécables, permanentes, indépendantes et n'ayant d'autre cause qu'elles-mêmes pourraient former la réalité.
Thuan:
Les concepts sophistiqués que tu viens d'exposer sont d'autant + étonnants qu'ils ont, semble-t-il, été développés indépendamment des Grecs. Avant ou après eux?
Matthieu:
A peu près de la même époque, au VIè s. av. J.-C. Ce point de vue a été ensuite élaboré jusqu'au VIIè s. apr. J.-C. dans ede nombreux traités philosophiques au cours de débats entre bouddhistes et hindous, ainsi qu'entre différentes écoles du bouddhisme. Le Bouddha a en effet enseigné en fonction de la diversité des facultés de compréhension et des natures d'esprit de son auditoire. A certains il a dit que la matière existait, à d'autres qu'elle était "irréelle bien qu'apparente". Comme toujours, on en revient immédiatement à l'aspect thérapeutique de cette investigation qui vise à nous libérer des souffrances causées par notre attachement à la réalité et constitue donc une étape du chemin vers l'Eveil.
Thuan:
En termes scientifiques, nous l'avons vu, la matière peut être qualifiée d'"irréelle" dans le sens qu'elle ne possède pas une réalité permanente et peut notamment être convertie en énergie.
Si l'idée d'atome a surgi à peu près à la même époque en Grèce et en Inde, sait-on s'il y a eu des contacts ou une influence entre les 2 courants de pensée? Qui sont les Leucippe et Démocrite de l'Inde?
Matthieu:
Le Bouddha lui-même, il y a env. 2500ans, puis ses principaux exégètes, Nagarjuna et Aryadéva (IIè s.), Vasubandhu (IVè s.) et Chandrakirti (VIIIè s.), discutèrent ces questions. Avant eux, l'hindouisme disait que la matière était composée d'éléments microscopiques disposés de façon contiguë. D'autres, dont certains bouddhistes + matérialistes que ceux que je viens de citer, pensaient que les atomes étaient disposés comme les grains dans un tas de blé et n'avaient que quelques points de contact. Pour eux, le fait que la matière nous paraisse continue tenait simplement à ce qu'on ne pouvait pas l'examiner avec suffisamment de finesse, tout comme, vue de loin, une prairie apparaît comme une grande étendue verte alors qu'elle est consituée d'une multitude de brins d'herbe distincts.
Thuan:
Ce concept d'atomes contigus constituant la matière n'est pas si éloigné de ce que dit la physique moderne. Nous savons maintenant que l'atome n'est presque que du vide. Le noyau compte pour 99,9% de la masse de l'atome mais n'occupe que le millionième de milliardième de son volume. Le reste est occupé seulement par une nuée virevoltante d'électrons. La matière nous paraît continue parce que nos yeux ne peuvent rien voir à l'échelle atomique du centième de millionième de centimètre.
Matthieu:
Pour ce qui est des échanges entre philosophes bouddhistes et grecs, il y en a certainement eu, comme en témoignent les discussions tenues de 163 à 115 av. J.-C. entre Ménandre, roi de Bactriane qui était de culture
grecque, et le moine bouddhiste Ngaséna¹. Mais il est difficile de préciser la nature et l'importance des influences réciproques. On remarquera toutefois que la conception de l'atome chez Démocrite est + rudimentaire. Il parle notamment d'"atomes crochus" qui s'assemblent selon leurs affinités respectives. Le grand logicien bouddhiste du Vè s., Dignaga, objecterait sans doute que s'ils ont des crochets, ils ont des parties et ne sont donc plus indivisibles!
Thuan:
L'idée philosophique d'atome est donc devenue peu à peu un concept scientifique. Mais, vers le milieu du XIXè s., la science n'avait pas encore résolu le postulat fondamental de Leucippe et Démocrite, selon lequel les atomes sont les corpuscules élémentaires et insécables de la matière. En vérité, les travaux de Mendeleïev suggéraient le contraire: le fait même que les éléments chimiques puissent s'ordonner dans la table périodique selon leur poids atomique suggérait que ces atomes posédaient divers degrés de complexité, les + lourds étant les + complexes. Dans ce cas, l'atome devait posséder une structure interne composée de particules encore + élémentaires. Les expériences qui suivirent confirmèrent ce point de vue. En étudiant les décharges électriques dans les gaz, l'anglais v Joseph Thomson découvrit en 1897 que l'atome contenait des particules ponctuelles qui portaient chacune une charge électrique négative et dont le nombre, dans chaque atome, était égal à son poids atomique. La nouvelle particule fut appelée "électron", qui signifie "ambre" en grec, les Grecs ayant découvert que l'ambre avait un mystérieux pouvoir d'attraction quand on la frottait avec la laine.
Mais le + étonnant fut le résultat obtenu par un autre physicien anglais, Ernest Rutherford, en 1910. En bombardant de minces feuilles d'or avec des particules très énergétiques, il s'aperçut que la grande majorité des particules traversait la feuille d'or comme si de rien n'était, mais qu'une très petite fraction (0,01%) d'entre elles étaient réfléchies et revenaient à leur point de départ. C'était comme si une balle de fusil était renvoyée par une feuille de papier! Avant l'expérience de Rutherford, les physiciens pensaient que les atomes occupaient presque tout l'espace d'un objet solide, à la manière des pommes entassées dans un cageot qui ne laissent entre elles que de petits interstices. Si c'était le cas, aucune des particules lancées vers la feuille d'or de Rutherford n'aurait dû être renvoyée. Il devait donc exister dans l'atome un noyau dur et dense capable de réfléchir les particules. Ce noyau devait occuper un volume minuscule par rapport au volume total de l'atome, puisque la majorité des projectiles le rataient et passaient sans encombre. Nous savons aujourd'hui que le noyau, par rapport au volume de l'atome, occupe le même espace qu'un grain de riz dans un stade de football. Ainsi, toute la matière qui nous entoure, ce divan, cette chaise, ces murs, n'est quasiment que du vide. La seule raison pour laquelle nous ne pouvons pas traverser ces murs presque vides comme le passe-muraille de Marcel Aymé tient au fait que les atomes sont liés entre eux par la force électromagnétique.
Le concept de vide surgit donc de nouveau, non pas le vide primordial dont nous avons parlé, le vide qui aurait donné naissance à l'univers et à son contenu matériel, mais le vide des atomes. Le + surprenant, c'est que Leucippe et Démocrite ont eux aussi parlé du vide en introduisant la notion d'atome.
Matthieu:
Mais ce vide est très différent du vide plein d'énergie de la physique moderne et de la vacuité dont parle de bouddhisme, qui n'est pas une absence de "quelque chose", mais une absence de "nature propre".
Thuan:
En effet, si la théorie atomique est généralement conçue comme ne décrivant qu'une seule réalité, celle des atomes, Démocrite et Leucippe l'ont toujours présentée dans un rapport de dualité: les corpuscules et le vide dénué de matière sont réunis complémentairement et indissociablement dans une même réalité. L'historien grec Simplicius décrit leur vision par cette formule: "Leucippe et Démocrite soutiennent que les mondes, en nombre illimité et résidant dans le vide illimité, sont formés
à partir d'un nombre illimité d'atomes²." Les philosophes grecs pensaient que le vide entourait les atomes, alors que < Rutherford a découvert que le vide résidait à l'intérieur même des atomes.
Matthieu:
En fait, cela revient presque au même: il suffit de remplacer le mot "atome" par celui de "noyau". Mais le noyau atomique lui-même n'est pas une entité indivisible.
Thuan:
Non. Nous savons maintenant que les noyaux atomiques sont faits de protons et de neutrons liés ensemble par la force nucléaire forte. Le proton et le neutron sont des particules très semblables, à l'exception de leurs charges électriques. Le proton porte une charge électrique positive, égale et opposée à celle de l'électron. Comme son nom l'indique, le neutron n'a pas de charge électrique. Leurs masses sont presque identiques: env. 2000x celle de l'électron. Le neutron confère une stabilité à la matière et fait que les choses de la vie ne sont pas constamment en train de se désintégrer sous nos yeux. Si les noyaux atomiques étaient composés exclusivement de protons, ils éclateraient, car des particules de même charge se repoussent. Les livres sur les étagères derrière toi, la tasse de thé sur la table et les roses dans le jardin se décomposeraient immédiatement.
Pour en revenir à la réfutation de l'existence de particules insécables par le bouddhisme, elle rejoint certaines notions ou découvertes de la physique subatomique, mais elle en contredit d'autres. La "théorie standard", celle qui explique le mieux pour l'instant les propriétés des particules du monde subatomique, affirme l'existence de particules indivisibles³ appelées "quarks", qui constitueraient les briques élémentaires des particules elles-mêmes. Leur inventeur, le physicien américain Murray Gell-Mann >, les a baptisées ainsi en 1963 parce qu'il aimait la sonorité de la phrase Three quarks for Muster Mark de Finnegans Wake, le roman de James Joyce. Comme pour "Muster Mark", 3 est le nombre de quarks nécessaires pour former un proton ou un neutron. Les charges électriques des quarks sont fractionnaires (+ou- 1/3 ou +ou- 2/3) puisque leur somme doit égaler la charge du proton (+1) ou du neutron (0).
La théorie des quarks est généralement acceptée, car elle rend compte avec succès des propriétés des centaines de particules connues. La vaste majorité de ces particules ne vit qu'une infime fraction de seconde. Elles n'apparaissent pas dans la matière qui nous entoure, mais naissent lors des collisions de particules dans des accélérateurs. Tour comme Mendeleïev a mis de l'ordre dans les éléments chimiques avec sa table périodique, Gell-Mann a pu, avec sa théorie des quarks, expliquer le "zoo" de particules qui proliférait à vue d'oeil dans les années soixante.
Matthieu:
Tout cela semble revenir à une vision réificatrice des particules, en dépit de la complémentarité onde/particule et de l'interprétation de Copenhague de la mécanique quantique.
Thuan:
Reste en effet à savoir si les quarks existent vraiment ou s'ils ne sont que des entités théoriques inventées pour mettre de l'ordre dans le monde des particules.
à suivre...
Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan
¹ Louis Finot, Milinda-Panha, Les Questions de Milinda, traduit du pali, "Connaissances de l'Orient", Gallimard, 1992
² Cité par Bernard Pullman in L'Atome dans l'histoire de la pensée humaine, Fayard, 1995
³ Il s'agit ici d'une indivisibilité physique et non mathématique
proposé par mamadomi
rééd° 03 07 14