L'étoile de noel
Depuis des jours déjà le canon tonnait sans répit sur la vallée couverte de neige. Il écrasait, non seulement le village blotti tout au fond comme un animal blessé qui s'est réfugié dans le silence et la solitude, mais aussi les fermes isolées, les hameaux lointains que leur éloignement même eût dû protéger, et les bois dans lesquels se faufilaient les patrouilles de 3 armées différentes, + souvent à la recherche de leur chemin perdu que d'un ennemi évanescent dans la bise et le brouillard.
En effet, cette guerre hivernale qui, exactement 30ans après la précédente, celle que, par manque de recul on appelait encore "la Grande", avait pris dans ce petit coin des Vosges alsaciennes une configuration étrange. L'offensive générale alliée de la mi-novembre, déclenchée en vue de la libération de l'Alsace, avait provoqué la formation de la tristement célèbre "Poche de Colmar" dont la vallée d'Orbey format dans les Vosges centrales, la paroi occidentale.
Depuis 3 semaines donc, Allemands, Coloniaux français et Américains, cherchaient opiniâtrement, les uns à percer ce flanc de ladite "Poche" et les autres, au contraire, à en maintenir sans faiblir les limites. Des jours et des nuits de combats terribles, qui avaient ensanglanté aussi bien les chaumes perdues des sommets que les champs voisins des habitations, avaient abouti en fin de compte à permettre aux Tirailleurs algériens et marocains français, à occuper le versant Nord de la vallée, tandis que les blindés américains tentaient vainement de la remonter à l'Est. Ils subissaient de ce fait de lourdes pertes tant en hommes qu'en matériel, infligées par des troupes d'élite allemandes se cramponnant tout au long du versant Sud, défendant ainsi la seule voie de retraite de leurs troupes de montagne vers le Rhin et l'Allemagne.
Pendant ce temps, le village, tel un blessé abandonné, demeurait désert ne voyant par intermittence dans ses rues jonchées de gravats que de rares patrouilles, des uns ou des autres, venant se rendre compte subrepticement des positions imaginaires de chacun des belligérants. Depuis 3 semaines donc, les habitants s'étaient vite rendus compte que n'être occupés ni par les uns ni par les autres, ne signifiaient pas être épargnés, mais bien être bombardés par tous.
Déjà de très nombreuses fermes isolées et plusieurs maisons au centre du village, avaient été victimes des tirs incessants des artilleries adverses, augmentant chaque jour le nombre des sans-abris. Ceux-ci trouvaient immédiatement refuge, du fait de cette admirable solidarité rurale que nos compatriotes de l'an 2000 ne parviendraient même plus à concevoir, qui chez des voisins, qui chez des amis. Notre maison possédait de vastes caves bien disposées, aisément chauffables en faisant passer les tuyaux des poêles par les soupiraux, et qui comprenaient des chalits naturels formés par les rayonnages sur lesquels reposaient, en temps normal, les fromages de Munster en voie de mûrissement dans l'entreprise d'affinage familiale. En retirer une sur 2 formait des lits peut-être odorants, mais bienvenus, pour les malheureux en quête de refuge. C'est ainsi qu'en ce calamiteux mois de décembre 1944 une trentaine d'amis, de voisins et de cousins y avaient trouvé un foyer, peut-être modeste, voire spartiate, mais inespéré.
Dans les parties libres de rayonnages s'étaient installées des espèces de cellules familiales où chacun pouvait, durant la journée, retrouver les siens. Il existait même un coin pour les enfants où nous nous amusions, sans remords de ce tintouin miraculeux qui venait déranger l'ordre et la discipline habituelle. A 5ans je ne pouvais pas encore y goûter pleinement, mais mes cousins qui en avaient 8 et 9ans, étaient + à même d'en profiter et venaient me conter les choses merveilleuses qu'ils avaient vues dans le quartier, où ils s'éclipsaient quelquefois en profitant de la pénombre et d'une accalmie des tirs. Un des moments les + difficiles de la journée étaient les repas, car contrairement à ce qu'on eût pu craindre, si nous n'avions que peu de fruits et de légumes nous ne cessions de dévorer de la viande fraîche, car les bouchers étaient abondamment approvisionnés par les paysans qui venaient en traîneaux jusqu'au village enfoui sous près de 2m de neige, vendre le bétail tué par les mines ou les rafales incessantes de mitrailleuses qui résonnaient dans la campagne et qu'un froid sibérien persistant maintenait en l'état d'être consommé sans problème. Contrairement au dicton, l'abondance quelques fois nuit et nous en avions tous assez de ce défilé de steaks et d'escalopes, frugalement préparés avec les moyens du bord.
Mais à mesure que le mois de décembre s'écoulait, sans changements notoires, dans notre situation de troglodytes urbanisés, nous ressentions peu à peu une certaine fébrilité s'emparer des adultes, et surtout de nos mères qui paraissaient harceler les hommes avec de + en + d'énergie jusqu'à ce que les mots prononcés de façon trop haute, "Noël et "cadeaux" nous firent comprendre que nous n'étions pas les seuls à y penser.
Vers la mi-décembre, un beau matin dans l'obscurité tenace, un petit groupe de nos pensionnaires entra dans notre royaume souterrain en traînant derrière lui une masse sombre qui s'avéra être un sapin de belle taille, coupé par les valeureux bûcherons dans un bois proche du village, dans un coin qui avait été reconnu être exempt de tout visiteur intempestif.
Durant 2jours, ce fut à qui garnirait le géant trônant dans un coin spacieux de la cave, planté dans une caisse remplie de terre du jardin. Noix, marrons entourés de papier d'aluminium, seul vestige des chocolats depuis longtemps disparus, boules multicolores arrachées par miracle aux ruines environnantes, bonbons oubliés retrouvés au fond de boîtes tombées des greniers écroulés, les modestes décors placés sur notre arbre paraissaient jeter un éclat féérique sur notre misère et la magie indestructible de Noël faisait oublier à tous les pertes subies, les êtres chers absents, et les périls toujours en suspens sur nos têtes.
Poupées de son fabriquées par les grands mères, robes ou fichus taillés par les mamans dans un coupon de tissu sauvé du désastre, charrettes ou toupies de bois fabriqués par nos pères, nos cadeaux, préparés en secret par tous les parents dans les locaux du rez-de-chaussée et l'atelier établi au garage, voyaient leur modestie touchante transmutée par les efforts qui leur avaient donné vie et l'amour dont ils étaient faits.
Après une soirée en communion inoubliable par l'amitié, l'affection, la fraternité qui nous unissaient, après avoir répété en choeur tous les cantiques et chants de Noël que les uns ou les autres connaissaient, et qui serviraient à célébrer dignement la nuit incomparable qui allait se dérouler envers et contre tout 8 jours + tard, chacun regagna, qui son coin, qui sa planche et son châlit, en priant le ciel de bien vouloir abréger notre malheur.
Un épouvantable fracas quelques heures + tard nous mit tous debout, tremblants au tonnerre qui se déclenchait sur nos têtes. Un bombardement général, tel que l'on n'en avait pas encore subi, s'était abattu sur la vallée et les éclatements étaient à ce point multiples qu'il nous empêchaient de prononcer le moindre mot. Tout à coup la cave trembla sur ses bases et certains d'entre nous tombèrent sous le choc. Nul ne pouvait en douter, notre maison venait d'être touchée de plein fouet. Peu après, profitant d'une accalmie, mon père et mon oncle sortirent prudemment, s'attendant à ne plus trouver qu'un tas de gravats de nos 2 maisons adjacentes. Lorsqu'ils revinrent peu après, il apparurent visiblement soulagés.
"La chambre des cousins a disparu" dit mon oncle,
"le reste est, Dieu merci, intact."
La chambre des cousins où l'on logeait effectivement les cousins en visite, était bizarrement constuite en encorbellement à l'extrémité d'une des maisons et personne n'avait jamais pu expliquer cette bizarrerie architecturale, sinon par l'esprit particulièrement tortueux de l'architecte responsable.
"Nous pourrons enfin faire rectifier le mur", s'écria mon oncle
toujours pratique et surtout soulagé des dégâts modérés subis. A ce moment, ma mère qui s'était mise près de la porte de sortie, s'écria dans une formule amusante,
"Ecoutez, l'on entend plus rien".
Les conversations cessèrent à l'instant et effectivement un silence total s'installa sur tout le village.
Les hommes décidèrent de monter jusqu'à la rue pour se faire une idée + précise de ce qui se passait, et ils disparurent en file indienne dans l'escalier de la cave parsemé de gravats résultant du bombardement précédent. Les femmes assises le long des murs, égrenant pour les + âgées un chapelet, les + jeunes tenant leurs enfants sur leurs genoux, conservaient un silence tragique qui semblait + poignant encore que le fracas de la bataille. Même nous les enfants entre 6 et 12 ans, pourtant naturellement bavards et remuants, observions un silence inaccoutumé, sensibles que nous étions devenus aux menaces inconnues dont ce silence semblait rempli.
Soudain mon père et mon oncle, avec plusieurs autres de leurs compagnons, surgirent l'air apaisé et même heureux et dirent aux femmes en alerte:
"nous emmenons les enfants en haut, ils doivent voir ce qui arrive pour en garder le souvenir".
Ravis de l'aubaine, toute la compagnie gagna le bureau qui, au rdc, donnait sur la grand rue du village. Là mon père me plaça devant la fenêtre en intimant à tout notre petit troupeau d'observer un religieux silence, nous dit à voix basse
"regardez bien les enfants, vous pourrez dire + tard: "j'ai vu revenir la Liberté!""
Rassurés par la présence de nos parents, nous nous demandions ce qui pouvait bien provoquer le grondement assourdissant qui remplissait depuis un moment le pesant silence des moments précédents, ainsi que les bruits de chaînes qui paraissaient écraser le sol de la grand rue qui s'étendait devant moi dans une obscurité totale.
Le 1er char allié en tête de l'offensive qui avait enfin percé les défenses allemandes et provoqué la retraite générale de l'ennemi, traversait en cette aube blafarde, amis pour nous lumineuse, du 16 décembre 1944, mon village libéré.
C'est alors qu'une sombre silhouette trapue passa au ralenti devant moi et je vis sur son côté, couverte de boue et écaillée à plusieurs endroits, une étoile à 5 branches inscrite dans un cercle blanc, étrange dessin que je n'avais encore jamais vu.
"Regardez bien les enfants",
nous chuchota mon père la voix étranglée par l'émotion et 2 larmes coulant, à ma grande surprise, de ses yeux:
"elle a une semaine d'avance, mais c'est quand même l'Etoile de Noël!"
G. Foessel
proposé par mamadomi
rééd° du 11 12 12